Rencontre avec Angèle Malâtre-Lansac, Déléguée Générale, Alliance pour la Santé Mentale
Vous êtes déléguée générale de l’Alliance pour la Santé Mentale. Quelles sont les missions de l’Alliance pour la Santé Mentale et vos priorités actuelles ?
Chaque année, près de treize millions de personnes, soit un Français sur cinq, souffrent d’un trouble psychique. C’est absolument considérable si l’on prend également en compte les familles et les proches.
Le sujet de la santé mentale est majeur et a des impacts très forts, à la fois sur la question de l’accès aux soins qui reste très difficile pour les personnes concernées, et au-delà sur l’ensemble des sphères de la société : les familles, l’école, l’université, le monde du travail, etc.
Cependant, même si nous en parlons beaucoup plus depuis les confinements et depuis la crise sanitaire du Covid, le sujet de la santé mentale reste encore tabou. Nous avons des représentations très négatives autour de cette thématique-là. La santé mentale est parfois réduite aux troubles psychiques. En réalité, c’est un sujet plus large.
L’Alliance pour la Santé Mentale est une association créée en 2023 dont l’objet est de favoriser une meilleure connaissance de la santé mentale, de lutter contre la stigmatisation des troubles psychiques et d’œuvrer à faire du sujet une priorité. Elle a engagé un travail de plaidoyer aux côtés de nombreux acteurs de la santé mentale regroupés dans un collectif inédit. L’objectif était d’abord d’obtenir que la santé mentale soit enfin considérée comme une priorité politique et d’en faire la Grande Cause Nationale. Nous avons trois grands objectifs : le premier est d’améliorer la prévention et le repérage précoce, le second est d’informer et sensibiliser pour comprendre ce qu’est notre santé mentale et comment en prendre soin, et le troisième est de faire évoluer positivement les représentations et libérer la parole sur la santé mentale.
En co-animant avec Santé Mentale France le collectif Santé Mentale Grande Cause Nationale 2025, l’Alliance a participé à une fédération inédite du champ de la santé mentale. Ce collectif fédère aujourd’hui vingt-trois organisations travaillant dans la prévention, l’information, le soin, la recherche…
Notre priorité actuelle est que la Grande Cause Nationale se traduise dans un calendrier d’actions pour permettre des avancées concrètes : événements, campagnes, témoignages, webinaires… pour que 2025 fasse vivre le sujet dans l’ensemble de la société, et que ces actions-là soient la première marche vers des actions d’engagement de plus long terme des différentes sphères de la société autour de la santé mentale, et notamment le monde du travail.
Pourquoi la santé mentale a-t-elle été désignée Grande Cause Nationale 2025 ?
La santé mentale est le premier poste de dépenses de la sécurité sociale. Chaque année, les troubles psychiques représentent un « coût » supérieur à celui des cancers ou des maladies cardio-vasculaires auxquelles on pense plus facilement.
La santé mentale est un sujet qui nous concerne toutes et tous : tout le monde a une santé, et au sein de cette santé, une santé mentale. Les questions de santé mentale touchent absolument chacun d’entre nous dans notre quotidien professionnel, dans notre famille ou dans notre cercle amical ou social.
Une personne peut avoir des troubles de santé mentale ou troubles psychiatriques. Cela couvre une large variété de pathologies, de troubles très fréquents comme la dépression ou les troubles anxieux, à des troubles comme la schizophrénie ou la bipolarité qui peuvent s’apparenter plutôt à des maladies chroniques, souvent très invalidantes.
La santé mentale des jeunes fait actuellement l’objet de beaucoup d’attention parce qu’elle s’est fortement dégradée, avec une multiplication par deux des troubles anxio-dépressifs chez les 18-24 ans depuis la pandémie. Nous pensions qu’après les confinements, la situation allait s’améliorer. En réalité, cela n’a pas été le cas.
La santé mentale impacte aussi fortement le monde du travail. C’est aujourd’hui la première cause d’arrêt maladie de longue durée. Il s’agit d’un sujet de productivité et de performance pour le monde économique et le monde du travail en général. La question de l’inclusion des personnes avec un handicap psychique est également essentielle : 80% d’entre elles ne travaillent pas aujourd’hui et n’arrivent pas à s’insérer dans le monde professionnel.
Aujourd’hui, la santé mentale est la grande cause nationale : nous pouvons nous réjouir de cette avancée historique. Nous souhaitons que la santé mentale reste une priorité des pouvoirs publics au-delà de l’année 2025 et que cela puisse se traduire par des actions dans la durée qui permettraient des retombées de long terme sur la recherche, sur l’accès aux soins, sur l’inclusion des personnes dans le logement, dans l’emploi, dans la vie sociale en général.
Comment les entreprises peuvent-elles agir sur la question de la santé mentale ?
Les troubles psychiques font peur. Ils véhiculent une image de honte, de risque, de faiblesse. Ils mettent très mal à l’aise. Selon les dernières études, un tiers des personnes seraient gênées de travailler, ou même de partager un repas, avec une personne souffrant de troubles psychiques.
Le fait que le sujet de la santé mentale soit très tabou et très stigmatisé dans la Société fait que le travail est un lieu dans lequel il est encore plus compliqué d’en parler. L’entreprise peut parfois également agir négativement sur la santé mentale de ses salariés si elle n’est pas vigilante ou sensibilisée au sujet. Elle peut également être un levier de rétablissement majeur et participer à la bonne santé mentale.
L’un des objectifs de la Grande Cause, c’est évidemment de déstigmatiser ce sujet et d’informer sur les actions à mettre en place, les points de vigilance, les dispositifs de prévention…
20% de la population est touchée par un trouble psychique. L’entreprise étant en grande partie le reflet de la Société, il y a, sans forcément le savoir, des personnes avec des troubles psychiques au sein de l’entreprise.
Au travail, l’enjeu de la prévention est donc très fort. Les entreprises peuvent tout à fait mettre en place et travailler sur des conditions qui permettent de promouvoir une bonne santé mentale, d’éviter les facteurs de risque et de mettre en place des politiques de prévention comme elles le font sur la santé physique. Les déterminants d’une bonne santé mentale sont très liés au sommeil, au stress, à l’activité physique et à d’autres déterminants sur lesquels l’employeur peut agir dans le travail.
Au-delà de la prévention des risques psychosociaux, il y a sans doute encore beaucoup à faire en parlant plus facilement du sujet de la santé mentale. Il ne s’agit pas de dire de quelle maladie chacun souffre bien entendu. C’est une donnée personnelle que les salariés n’ont pas à divulguer. Il est cependant important que les salariés puissent en toute sécurité psychologique s’exprimer sur leurs besoins sans honte : besoin d’adapter le travail sur certaines périodes, d’être parfois moins en contact avec les clients, de dire qu’on ne réagit pas très bien au stress ou qu’en soirée, on est par exemple plus fatigué et qu’il vaut mieux mettre les réunions le matin…
Il s’agit d’une adaptation des postes de travail très classique, mais il faut être capable d’en parler. C’est vrai que c’est plus facile de parler d’un trouble visible que de dire ‘J’ai une difficulté qui fait que j’ai besoin de sortir tôt du travail. J’ai besoin de plus de sommeil que d’autres’.
Cela concerne véritablement tous les salariés. Nous savons que la santé mentale peut s’altérer : nous pouvons vivre des événements extérieurs, vivre un deuil ou une situation compliquée. Notre santé mentale peut en être altérée ponctuellement ou durablement. Cela va probablement avoir des conséquences sur nous et notre collectif de travail : il faut que nous puissions en parler.
Si vous avez un trouble psychique chronique, il est également important de pouvoir mettre en place un dispositif qui vous permette d’être performant, de travailler correctement et de vous rétablir correctement dans le travail sans que ce soit une source potentielle de problèmes supplémentaires.
En entreprise, la déstigmatisation doit être complétée par de l’information : informer les collaborateurs en leur expliquant ce qu’est la santé mentale, leur expliquer comment ils peuvent en prendre soin, leur donner des informations sur les ressources disponibles. Il existe par exemple des lignes d’écoute à la disposition des salariés, des formations aux Premiers Secours en Santé Mentale (PSSM) qui correspondent à deux jours dédiés à la santé mentale pour apprendre à repérer et à orienter un collègue ou un proche qui n’irait pas bien. Les entreprises peuvent également proposer à leurs collaborateurs de participer à des conférences leur permettant de rencontrer des personnes concernées par les troubles psychiques qui vont leur raconter leur quotidien et les sensibiliser au sujet, créer de l’empathie et sortir de la gêne et du tabou.
Les entreprises peuvent également s’appuyer sur des dispositifs comme les Clubs House accompagnant l’insertion professionnelle des personnes avec un trouble psychique.
Que peuvent faire les collaborateurs ?
Il est important de toujours commencer par dire que nous avons tous une santé mentale et qu’il faut en prendre soin à titre individuel et à titre collectif.
Il ne faut pas avoir peur d’en parler. La première étape est de pouvoir en parler, et de pouvoir demander aux autres comment ils vont, vraiment. Cet enjeu de la parole autour de la santé mentale est très fort et très libérateur.
Nous savons qu’aujourd’hui la moitié des personnes en souffrance psychique ne veulent pas en parler.
Vous avez souvent des lignes d’écoute et des dispositifs d’aide, mais les collaborateurs ne sont pas au courant de leur existence ou hésitent à les utiliser par crainte ou par gêne.
Il existe de nombreux outils pour les collaborateurs : les complémentaires santé proposent souvent un accès gratuit à des psychologues, il existe des apps qui permettent de prendre soin de notre santé mentale, des lignes d’écoute, et puis les formations Premiers Secours en Santé Mentale (PSSM), très adaptées au monde de l’entreprise et également utilisés pour tous les personnels de première ligne dans les mairies, auprès des jeunes,…
La Fresque de la Santé Mentale se déploie aussi autour de cette thématique : elle est très riche pour ouvrir le dialogue. De nombreux serious game utilisables en quelques heures ou plusieurs jours permettent également de démocratiser le sujet.
Tous ces dispositifs ne se substitueront jamais à des soins dispensés par des professionnels de la santé mentale qui sont essentiels, mais ils peuvent être extrêmement utiles et complémentaires, en amont comme en aval des troubles pour mieux informer, prévenir et destigmatiser.
Quels sont vos souhaits pour les années à venir ?
Le premier souhait est que la grande cause ne s’arrête pas en décembre 2025 !
Côté monde économique, je serais ravie qu’un groupe d’entreprises deviennent les ambassadeurs de ce sujet-là, des entreprises très engagées qui puissent être motrices.
Dans les pays anglo-saxons, de nombreux chefs d’entreprises, de nombreuses stars et de nombreux sportifs témoignent de la façon dont ils ont été affectés dans leur propre santé mentale.
En France, très peu de patrons français s’expriment sur le sujet, cela montre que le tabou est encore là alors que beaucoup ont été touchés soit directement soit via leurs proches.
Mon souhait serait que des personnalités du monde politique, du monde de l’entreprise puissent s’ouvrir en France sur leurs difficultés ou leur souffrance psychique sans que ce soit considéré comme quelque chose de honteux. Cela voudrait dire qu’on a passé un cap et que le sujet est beaucoup moins stigmatisé qu’il ne l’est aujourd’hui.